Plonger dans le Manifeste du surréalisme d’André Breton, publié en octobre 1924, c’est explorer bien plus qu’un simple texte littéraire. C’est toucher au cœur battant d’une révolution intellectuelle et artistique qui a secoué le XXe siècle et dont les échos continuent de vibrer aujourd’hui, en 2025. Ce document, acte de naissance officiel du surréalisme, n’est pas qu’une définition ; c’est une proclamation, une profession de foi, une tentative audacieuse de redéfinir les frontières de la réalité et de l’esprit humain. Ce texte fondateur invite à explorer sans relâche ses méandres, son contexte historique bouillonnant et son héritage complexe.
Le terreau fertile de l’après-guerre et la révolte de l’esprit
Pour saisir la force sismique du Manifeste, il est indispensable de le replacer dans son époque. Nous sommes au lendemain de la Première Guerre mondiale, une boucherie effroyable qui a laissé une génération entière, celle de Breton, Aragon, Soupault, Eluard, née à la fin du XIXe siècle, profondément traumatisée et désillusionnée. Le rationalisme triomphant, la culture bourgeoise et les valeurs traditionnelles sont perçus comme les responsables moraux de ce désastre. Un profond dégoût de la société établie et un sentiment de ruine généralisée animent ces jeunes esprits. C’est dans ce climat de rejet que le mouvement Dada avait déjà surgi, avec sa négation radicale et son esprit de provocation. Le surréalisme hérite de cette révolte dadaïste, de ce refus des ordres établis, mais cherche à dépasser son nihilisme jugé stérile. Comme le soulignait René Gaffé, critique et collectionneur avisé, “Sans le mouvement dada, il n’y aurait pas eu de surréalisme”, mais Breton et ses compagnons aspiraient à une démarche plus constructive, orientée vers l’exploration de l’inconscient.
Avant même la formalisation du surréalisme, le groupe se constitue autour de la revue Littérature, fondée en 1919 par Breton, Aragon et Soupault. Cet espace devient un laboratoire d’expérimentations, marqué par une fascination pour les états seconds et l’exploration des limites de la conscience. Influencés par les travaux de Sigmund Freud sur l’inconscient, qui ouvrent des perspectives vertigineuses sur la psyché humaine, ils s’adonnent à des pratiques comme les sommeils hypnotiques ou les séances de rêve éveillé, cherchant à libérer une parole affranchie du contrôle rationnel. L’écriture automatique, expérimentée dès 1919 par Breton et Soupault et qui donnera naissance aux Champs magnétiques (1920), considéré comme le premier texte purement surréaliste, devient une technique privilégiée pour capter le “fonctionnement réel de la pensée”. Cette quête s’inscrit dans une rupture plus large avec leur milieu d’origine. Une analyse institutionnelle du premier groupe surréaliste révèle une diversité sociale notable pour l’époque, mais surtout un rejet commun et catégorique des valeurs bourgeoises, de l’étroitesse d’esprit et de l’autorité familiale. Beaucoup interrompent d’ailleurs leurs études, reniant les ambitions parentales et les trajectoires sociales attendues.
La rupture progressive avec Dada, incarnée par Tristan Tzara, devient inévitable vers 1922. Breton, animé par une ambition théoricienne et une volonté de structurer un mouvement cohérent, reproche à Dada son caractère purement destructeur, son nihilisme et son manque de perspective constructive. Des conflits personnels et des divergences esthétiques profondes cristallisent cette séparation. Breton juge nécessaire de dépasser la simple négation dadaïste pour définir un nouveau mouvement porteur d’une vision du monde et d’un projet de transformation. Il ressent le besoin impérieux de définir une nouvelle voie, une “grande aventure à courir”, comme il le confiera plus tard dans ses entretiens de 1952. Cette volonté de dépassement et de définition aboutira à la rédaction solitaire, par Breton, du texte qui allait donner son nom et ses fondements au nouveau mouvement.
1924 l’année surréaliste et la naissance d’un mouvement
Le printemps et l’été 1924 voient André Breton s’atteler à la rédaction du Manifeste. Il écrit en partie lors d’un séjour chez ses parents à Lorient, dans une période d’intense bouillonnement créatif liée à la pratique de l’écriture automatique qui nourrit également son recueil de textes automatiques Poisson soluble, publié la même année. Initialement, le texte du manifeste fut conçu comme une préface à ce recueil. Des épreuves corrigées, mises aux enchères des décennies plus tard, révèlent d’ailleurs que le titre initialement envisagé était “Introduction au surréalisme”, avant que Breton n’opte pour le terme plus affirmé et programmatique de “Manifeste”. Le texte prend ainsi une ampleur et une autonomie propres. Publié le 15 octobre 1924 aux Éditions du Sagittaire (Simon Kra), il constitue l’acte de naissance officiel du surréalisme.
Au cœur du Manifeste réside la célèbre définition devenue canonique : “SURRÉALISME, n. m. Automatisme psychique pur par lequel on se propose d’exprimer, soit verbalement, soit par écrit, soit de toute autre manière, le fonctionnement réel de la pensée. Dictée de la pensée, en l’absence de tout contrôle exercé par la raison, en dehors de toute préoccupation esthétique ou morale.” Cette définition, que l’on retrouve également analysée sur des plateformes comme Britannica, est révolutionnaire. Elle désigne une méthode de création visant à capter le flux de la pensée avant qu’il ne soit ordonné par la logique ou inhibé par les convenances. L’automatisme psychique pur, c’est tenter d’écrire ou de créer sous la dictée directe de l’inconscient, en suspendant volontairement le jugement critique, les considérations esthétiques ou morales. Breton affirme ainsi la croyance “à la réalité supérieure de certaines formes d’associations négligées jusqu’à lui, à la toute-puissance du rêve, au jeu désintéressé de la pensée.” Il ne s’agit plus de représenter le monde extérieur de manière réaliste, mais d’explorer les vastes territoires intérieurs de l’esprit.
Le Manifeste est donc bien plus qu’un simple programme esthétique. Il ambitionne, selon les mots de Breton, de “ruiner définitivement tous les autres mécanismes psychiques et à se substituer à eux dans la résolution des principaux problèmes de la vie.” C’est une quête de libération totale de l’esprit, une tentative de réconcilier rêve et réalité, conscient et inconscient, dans une sorte de réalité absolue, de “surréalité”. Le texte rejette explicitement les contraintes de la raison, jugée sclérosante, mais aussi les préoccupations esthétiques ou morales traditionnelles, considérées comme des entraves à l’expression authentique. Le “merveilleux”, compris comme ce point de rencontre fulgurant entre l’imaginaire et le réel, où l’irrationnel fait irruption dans le quotidien, devient la pierre angulaire de cette nouvelle vision du monde. Comme le souligne une analyse institutionnelle, la publication du manifeste est aussi un acte stratégique visant à positionner le surréalisme comme une avant-garde distincte, en rupture avec les institutions littéraires dominantes comme la NRF et en dépassement affirmé du dadaïsme.
Déflagrations artistiques et politiques une révolution en expansion
L’impact du Manifeste est immédiat et considérable. Bien que Breton mette initialement l’accent sur la poésie et l’écriture comme voies royales de l’automatisme, le surréalisme essaime rapidement dans d’autres domaines artistiques. La peinture, avec des figures comme Salvador Dalí, René Magritte, Max Ernst, Joan Miró ou Yves Tanguy, trouve dans les théories surréalistes une source d’inspiration majeure pour explorer les paysages oniriques, les associations incongrues et les déformations de la réalité. Le cinéma, avec Luis Buñuel et Man Ray, la photographie (Man Ray, Dora Maar), la sculpture (Jean Arp, Alberto Giacometti) deviennent également des terrains d’expérimentation privilégiés pour visualiser l’inconscient et le rêve. Le mouvement devient un creuset international, attirant des artistes de toute l’Europe et au-delà, faisant de Paris son épicentre.
Le surréalisme ne se cantonne pas à la sphère artistique ; il revendique une dimension révolutionnaire qui déborde rapidement vers le politique. Dès décembre 1924, la revue La Révolution surréaliste est lancée, devenant l’organe officiel du mouvement et affirmant d’emblée une volonté de subversion. La même année ouvre le Bureau de recherches surréalistes, un lieu physique destiné à recueillir les témoignages de l’activité inconsciente (rêves, lapsus, coïncidences). L’engagement politique se précise dès 1925 avec la publication du tract “La Révolution d’abord et toujours !”, qui dénonce le colonialisme occidental et la guerre du Rif au Maroc. Après 1927, l’adhésion (brève et tumultueuse) de Breton et de plusieurs surréalistes au Parti communiste français marque une volonté d’articuler révolution poétique et révolution sociale, bien que cette politisation entraîne des tensions et des débats internes intenses sur les moyens et les fins de la révolution.
Ces tensions culminent avec la publication du Second Manifeste du surréalisme en 1929 (paru en revue) puis 1930 (en volume). Plus dogmatique et virulent que le premier, ce texte marque une radicalisation du mouvement. Breton y règle ses comptes, prononçant des exclusions retentissantes (visant notamment Robert Desnos, Jacques Prévert, Georges Bataille, Antonin Artaud…) et réaffirmant l’exigence d’un engagement total, moral et politique, au service de la révolution surréaliste. Cette période témoigne des difficultés à maintenir la cohésion d’un groupe traversé par des divergences idéologiques et personnelles, tout en cherchant à préserver l’intégrité et la radicalité du projet initial défini en 1924.
Le manifeste cent ans après une braise toujours ardente
Cent ans après sa publication, que reste-t-il du Manifeste du surréalisme ? Son manuscrit original, véritable relique de cette aventure intellectuelle, a connu un parcours mouvementé, passant par des ventes aux enchères spectaculaires avant d’être classé Trésor national par l’État français en 2017 et finalement acquis par la Bibliothèque nationale de France en 2021, rejoignant celui du Second Manifeste. Cette reconnaissance patrimoniale témoigne de l’importance historique indéniable du texte. Mais au-delà de sa valeur muséale, le Manifeste conserve une vitalité surprenante. Sa force de provocation, son appel à libérer l’imagination, sa critique radicale des conformismes continuent de résonner.
Certes, le contexte a changé. Le surréalisme en tant que mouvement organisé appartient à l’histoire. Pourtant, comme le suggère Philippe Forest dans sa préface à la récente édition Pléiade des Manifestes (2024), le surréalisme défie le temps : “cent ans, mille ans, vingt ans – autant dire”. Cette intemporalité tient sans doute à la nature même de sa quête : l’exploration des profondeurs de l’esprit humain, la recherche du merveilleux au cœur du quotidien, la révolte contre toutes les formes d’oppression de la pensée. Le Manifeste n’est pas un texte figé, mais une invitation permanente à l’insoumission poétique, une porte entrouverte sur des possibles que notre époque rationaliste et parfois désenchantée aurait tort de négliger.
La question des limites du surréalisme, soulevée dès l’origine et rappelée par la citation de Francis Bacon rapportée par Universalis (“tous les grands écrivains, tous les grands artistes […] ont eu un côté surréaliste”), demeure ouverte. Peut-être que l’héritage le plus précieux du Manifeste n’est pas tant un ensemble de dogmes ou de techniques, mais cette exigence fondamentale de ne jamais renoncer à la puissance du rêve et du désir, de toujours chercher à réenchanter le monde par la force de la poésie et de l’imagination. C’est cette flamme qui continue d’animer l’intérêt pour l’œuvre de Breton et le mouvement qu’il a fondé.